Jacmel Sursum Corda

JACMEL. Le nom de cette ville est un mystère. Au gré du flou que laissent planer les sources historiques sur la généalogie de leur cité, les Jacméliens sont partagés entre trois hypothèses plausibles : le nom pourrait venir de Yaquimel, une appellation taïno, mais il se peut aussi qu’il soit la francisation de la villanova de yaquimo établie par les Espagnols en 1503 après le massacre des Indiens du Xaragua ; s’il n’est pas la déformation du nom de Jacques de Malo ou de celui d’un certain colonel Jacamel (ou Jacomelo ou encore Jacques Melo) qui aurait été le premier habitant de la ville. Autant de cas d’interprétations qui permettent à l’imagination fertile du Jacmélien de broder des légendes de mille et une nuits caraïbes autour de l’origine de sa cité.Toutefois, officiellement, pour le Jacmélien, sa ville est fondée en 1698, un an après le traité de Ryswick par lequel l’Espagne céda à la France la partie occidentale de l’île d’Hispaniola. La France, alors, y établit la Compagnie de Saint-Domingue, l’un des premiers comptoirs de la colonie. C’était Jacmel. C’est donc sur les fonts baptismaux que la ville reçoit sa vocation commerciale. Elle ne la perdra tout à fait qu’au début du XXè siècle.

Jacmel et l’Amérique latine

Ne doutez pas que tous les écoliers du Venezuela, de la Bolivie, de l’Equateur et de la Colombie connaissent le nom de cette ville. Ils l’ont indubitablement rencontré quelque part dans leurs manuels d’histoire. Entre deux hauts faits d’armes. Car forte de l’aura révolutionnaire qui, au début du XIXè siècle, entourait la république noire et éblouissait les Créoles du sous-continent sud-américain, Jacmel fut le passage obligé de la libération de l’Amérique espagnole. En 1806, la ville accueillit Francisco de Miranda qui y obtint l’engagement de deux cents volontaires pour la grande cause. C’est d’ailleurs dans la rade de Jacmel que, le 12 mars 1806, Miranda créa le drapeau du Venezuela en surmontant du jaune de l’Espagne les bandes horizontales bleue et rouge du drapeau haïtien . La ville hébergea Simon Bolivar en 1816. Le président Alexandre Pétion le fit accompagner de quatre cents volontaires. Son offensive allait être victorieuse. Vous comprenez alors pourquoi il existe aujourd’hui à Jacmel, près de la douane, face à la mer, une Place de l’Amérique latine ou Place des libertadores; vous comprenez aussi pourquoi le plus grand boulevard de la ville porte le nom d’une ville colombienne, Barranquilla. Il s’agit d’une longue et vieille histoire d’amistad. Une ancienne complicité.

Jacmel  cosmopolite

Dès la moitié du XIXè siècle, Jacmel s’affirma comme l’une des villes les plus dynamiques de la jeune république noire. Elle était sa fenêtre ouverte sur l’Europe, l’Amérique latine et le reste de la Caraïbe. En 1850, une compagnie anglaise la relia régulièrement à Southampton en Angleterre. Plus tard, une autre ligne la relia au port français du Havre. Elle était la seule ville d’Haïti d’où on pouvait s’embarquer pour le Vieux continent. Pendant plus de trente ans, des marchandises de toutes sortes, des visiteurs européens ainsi que des voyageurs de toute la région caraïbe rythmèrent la vie de la cité haïtienne d’avant-garde. Ce n’était donc pas difficile pour elle de se permettre l’élégance d’être cosmopolite. Ses fils “adoptifs” étaient levantins, juifs, latino-américains, antillais, européens – originaires de France, du Danemark, de l’Italie, de l’Angleterre, de la Martinique, de l’Allemagne… Jacmel était alors une ville-monde. Mais ce n’est pas tout. A la fin du XIXème siècle, sa municipalité la dota du premier système de canalisation souterraine et du premier service d’eau potable du pays alors que l’un de ses fils les plus éclairés, Alcius Charmant, l’insoumis, fit de Jacmel la première ville du pays d’Haïti à bénéficier de l’énergie électrique. Le commerce du café, le moteur de la prospérité de la ville, était florissant comme le plus pimpant des pieds-flamboyants.

Jacmel  sursum  corda

Mais le 19 septembre 1896, de toutes parts on vit la fumée monter dans le ciel. Un terrible incendie ravagea les bâtiments et les cœurs . Jacmel n’était plus que flammes et larmes. Alcibiade Pommayrac, son poète-patrimoine, celui-là même qui, en 1895, avait importé de Bruges son magnifique marché en fer, laissa jaillir de son âme stoïque des vers parmi les plus émouvants de l’histoire de la littérature haïtienne :

Réveille-toi, Jacmel. Ne courbe pas la tête.
(…)
Qu’importe que le sort aujourd’hui soit contraire ?
Qu’il te prive un instant des biens qu’il te donna !
Sois fier sous ses coups…Souris à ta misère
Jacmel, Sursum Corda !
Montre-toi prête encore à la joie, à des fêtes…
Comme à relever ton temple qui brûla…
Dieu peut-être demain, t’enverra des prophètes !
Jacmel, Sursum Corda !
(…)
Montre-toi digne encor de ton histoire…
Toi, de la liberté de tout temps le soldat !
Reste toujours fidèle à ce passé de gloire…

Jacmel, Sursum Corda
(…)

Jacmel, Sursum Corda ! Haut les coeurs, Jacmel ! L’exhortation du poète fut entendue. Jacmel  put renaître  de ses cendres. Aujourd’hui encore son architecture témoigne de cet orgueil raffiné qui, après le grand incendie, porta les Jacméliens aisés à importer de magnifiques maisons préfabriquées d’Europe. L’architecture ancienne de Jacmel ? C’est son âme en trois dimensions. Vous voulez un monument-symbole ? Un seul ? Le Manoir Alexandra, en contre-bas de la Place d’Armes. Cette maison dans laquelle l’écrivain René Depestre – le Jacmélien le plus connu – a fait resplendir de beauté et de désir païen l’héroïne de son roman-culte, HADRIANA DANS TOUS MES RÊVES, prix Renaudot 1988 . L’architecture de Jacmel, c’est un clin-d’oeil au French quarter de la Nouvelle Orléans; de la même façon que son carnaval est un cousin germain du Mardi gras de la légendaire cité louisianaise. Ce carnaval est de loin le plus typique et le plus coloré du pays. Servi par une richesse artisanale hors pair et une forte tradition festive dans laquelle tombe tout Jacmélien dès la plus tendre enfance , ce carnaval est la plus grande manifestation culturelle de la ville, l’une des plus significatives du pays.

Jacmel  rumine son  passé

Aujourd’hui, d’une certaine façon, Jacmel rumine son passé. Sa fierté vient essentiellement de cet âge d’or dont le déclin s’identifie avec la crise commerciale des années 1930 à 1950. Les noms des grands Jacméliens d’antan sont présents dans chaque discours auto-glorificateur. Mais leur esprit n’est plus là. Seul l’héritage-patrimoine sacré qu’ils ont légué à la postérité perpétue leur geste dans l’espace et dans la pierre. La ville souffre de multiples carences infrastructurelles. La population assiste impuissante à la décrépitude accélérée de son marché en fer. La Place de l’Amérique latine est livrée à elle-même, infréquentable. Le centre-ville lui-même se transforme en un grand marché informe et informel. Le jour, la circulation chaotique des véhicules et l’inquiétante densité de la population polluent le charme de cette ville dont on dit avec poésie et avec raison qu’elle est bâtie en amphithéâtre. Jacmel est prise de vitesse par le temps. Elle est nostalgique du bon vieux temps. “Songe aux beaux jours passés que le ciel t’accorda…” chantait déjà le poète à la fin du XIXè siècle pour conjurer le tragique.

Jacmel sourit au grand large

Pourtant, Jacmel est encore à la pointe des villes haïtiennes. Située sur la côte Sud, à 80 km de Port-au-Prince, elle est côtée, choyée, demandée. C’est que les ressources et les bonnes volontés existent. Les plans d’aménagement et de restauration ne manquent pas. Certains sont en cours d’exécution . Les jeunes sont dynamiques, ouverts sur le positif du monde. Jacmel produit et attire encore des artistes . Son artisanat est prolifique et d’une insolente ingéniosité . La ville sait plus que jamais chanter et danser la joie de vivre . Elle suscite encore l’émerveillement avisé des visiteurs. Sa vieille architecture suspend toujours le vol du temps mais devrait susciter davantage l’intérêt des services de l’Etat responsables de la protection du patrimoine . Ses plages invitent encore à la farandole des rêves. La ville pense encore à Ti Paris, son troubadour maudit et rebelle jusqu’aux os qui a offert à toute la nation des refrains que l’Haïtien fredonne encore , naturellement et quotidiennement . Elle admire toutes ces villes imaginaires qui lui ressemblent en plus

fantastiques et qui sortent tout droit de l’esprit singulier de son peintre- fétiche , Préfète Duffaut . Elle brandit l’oeuvre imposante du poète, romancier et dramaturge Jean Métellus à la face lettrée du monde comme un trophée d’universalité. Elle met la couronne de géniteur superbe de l’art scriptural sur la tête géolibertine de René Depestre pour toutes les nuits d’amour fou passées par tous les hommes du monde avec toutes les Hadriana, toutes les Zaza, toutes les Georgina etcaetera-era sous toutes les latitudes et longitudes de la planète Terre. Jacmel sourit encore à la mer des Caraïbes, son amour séculaire. Jacmel sourit au grand large. Elle guette le bon vent.

 JACMEL SURSUM CORDA

Wilson  Décembre